LE CERCLE DES JUGES CONSULAIRES DE PARIS
1 quai de la Corse
75004 Paris
N°TVA :

Sté ISRAEL SHIPYARDS, chambre de commerce France Israël c/ SARL S.O.G.E.N.A RG 2024067694 - ordonnance du 25 octobre 2024

Mots-clés :
COMPETENCE/ Compétence d’attribution
IRRECEVABILITE/ Renonciation à recours
CONTRATS ET OBLIGATIONS/ Exécution forcée

Sommaire

Déclinatoire de compétence du Préfet : sursis à statuer en cas de rejet du déclinatoire - Interdiction aux sociétés israéliennes d’exposer au salon naval : acte de gouvernement ou acte administratif (« acte détachable ») ? - illicéité de la décision en raison de son caractère discriminatoire - Invalidité d’une disposition contractuelle contraire à l’ordre public. 

La SARL SOGENA, organisatrice d’un salon international consacré à l’industrie navale de défense devant se tenir du 4 au 7 novembre 2024, a signé avec Israël Shipyards, ci-après IS, société israélienne, un contrat pour la location d’un stand d’exposition. Puis elle a demandé et obtenu des seuls exposants israéliens la signature d’un avenant de renonciation à tout recours contre elle au cas où, à la suite d’une décision gouvernementale, elle serait contrainte d’annuler les contrats de location des stands. Le 21 octobre, SOGENA a annulé le contrat de location du stand de IS en lui transmettant une lettre lui notifiant la décision, prise en Conseil de Défense et de Sécurité Nationale, d’interdire l’exposition de matériels de sociétés israéliennes fabriquant des matériels « susceptibles d’être utilisés à Gaza et au Liban ». 

IS, ainsi que la chambre de commerce franco-israélienne, ci-après CCFI, ont saisi en référé le président de ce tribunal en soutenant que la décision du Conseil de Défense et de Sécurité Nationale, étant illicite en raison de son caractère discriminatoire, lui était inopposable et en lui demandant d’ordonner à SOGENA de suspendre sa décision afin qu’elle puisse disposer de son stand. Le préfet de la région Ile de France a adressé au président de ce tribunal un déclinatoire de compétence en lui demandant d’inviter les parties à mieux se pourvoir et en lui rappelant que, s’il devait passer outre et s’estimer compétent, il devrait surseoir à statuer dans l’attente du délai de 15 jours pendant lequel le préfet aurait la possibilité de prendre un arrêté de conflit élevant le litige au Tribunal des Conflits.

Cette affaire soulevait cinq questions différentes : quelle était la nature de la décision du Conseil de Défense et de Sécurité Nationale ? le déclinatoire de compétence du Préfet était-il fondé ? le sursis à statuer s’imposait il ? la renonciation à tout recours de IS lui était-elle opposable ? et enfin y avait-il un trouble manifestement illicite ?

  1. Sur la nature de la décision du conseil de défense 

    SOGENA soutenait que la décision du Conseil de Défense et de Sécurité Nationale, qui l’avait amenée à refuser un stand à IS, avait le caractère d’un acte de gouvernement insusceptible de recours et que dès lors ce tribunal, pas plus d’ailleurs qu’aucune autre juridiction, n’était compétent pour en apprécier la licéité.

    Le tribunal relève tout d’abord que le déclinatoire de compétence du Préfet de la Région Ile de France du 24 octobre 2024, s’il rappelle «qu’il n’appartient qu’à la juridiction administrative de connaître des recours tendant à l’appréciation de la légalité d’un acte », ne soutient pas que la décision du Conseil de Défense et de Sécurité Nationale du 1er octobre 2024 puisse être qualifiée d’« acte de gouvernement », théorie dont seule SOGENA entend se prévaloir.

    Il constate ensuite que, si sont considérées comme étant des actes de gouvernement les mesures prises par l’exécutif en lien avec les relations diplomatiques, la jurisprudence a toutefois posé des limites en instaurant la notion d’ « actes détachables » comme, par exemple, dans un cas d’embargo pris en l’absence de toute disposition internationale ou dans le cas d’interdiction d’exportation de matériels devant servir au retraitement de combustibles irradiés, destinés à la commission pakistanaise de l’énergie atomique. Il ajoute qu’en l’espèce non seulement aucune mesure officielle d’embargo n’a été invoquée par la défenderesse mais, de surcroît, le Ministre des Affaires Étrangères a déclaré à l’Assemblée Nationale : « il n’y a rien dans la position du Gouvernement qui puisse être assimilé à un boycott à l’encontre des entreprises israéliennes…. ».

    Il en résulte que la SOGENA n’établit pas, avec l’évidence requise en référé, que la décision du Conseil de Défense et de Sécurité Nationale constitue effectivement un acte de gouvernement insusceptible de tout recours et le tribunal l’a donc déboutée de son exception d’incompétence.

  2. Sur le déclinatoire de compétence du Préfet

    Le Ministère Public a plaidé que le tribunal devait surseoir à statuer et saisir le tribunal administratif d’une question préjudicielle sur la légalité et/ou la nature de la décision du Conseil de Défense et de Sécurité Nationale interdisant à SOGENA d’accepter des stands d’entreprises israéliennes exposant des « matériels ayant servi ou susceptibles de servir à Gaza et/ou au Liban ».

    Le Tribunal a rappelé que les juridictions administratives sont seules compétentes pour apprécier la légalité d’une décision administrative, sauf dans deux cas :

    • lorsque la contestation porte sur la compatibilité d’une telle disposition avec un de nos engagements internationaux,
    • lorsqu’il apparaît au vu d’une jurisprudence établie que cette illégalité est manifeste.
    • Or, le droit de l’UE et son droit dérivé (art 21 de la charte des droits fondamentaux de l’UE) prohibent toutes les formes de discrimination, en particulier celles fondées sur la nationalité. De ce seul point de vue, la mesure prise en Conseil de Défense et de Sécurité Nationale était donc illicite. De surcroît, il résulte d’une jurisprudence constante du Conseil d’Etat  qu’« une distinction entre personnes placées dans une situation analogue est discriminatoire, au sens de la déclaration européenne des droits de l’Homme » ; or, SOGENA n’a pas rapporté la preuve que des matériels militaires fabriqués par des entreprises américaines, allemandes, et même françaises n’étaient pas utilisés à Gaza ou au Liban ; or la condition d’absence d’utilisation de leurs matériels à Gaza ou au Liban n’a jamais été imposée à ces entreprises : il en résulte qu’il y a donc bien une discrimination fondée sur la nationalité des entreprises et, comme indiqué ci-dessus, une telle discrimination est illicite.

    Le tribunal en conclut que « les prohibitions édictées ….caractérisent manifestement une discrimination illicite, qu’en conséquence ce tribunal est compétent pour le litige au principal et il rejette le déclinatoire de compétence du préfet ».

  3. Sur le sursis à statuer

    Le déclinatoire de compétence du préfet, se fondant sur l’article 26 du décret du 27 février 2015, demande à ce tribunal, s’il devait se déclarer compétent, de surseoir à statuer au fond pour qu’il ait le temps d’élever l’affaire devant le Tribunal des Conflits.

    Le tribunal relève : 

    • Que certes l’article 26 édicte que : « dès réception de l’arrêté de conflit … la juridiction sursoit à statuer »,
    • Mais que l’article 22 du même décret prévoit que « si ce jugement a rejeté le déclinatoire, le préfet peut élever le conflit par arrêté dans les 15 jours suivant réception du jugement. Le conflit peut également être élevé si le tribunal a, avant l’expiration du délai, passé outre et jugé au fond ».
    • Le tribunal dit qu’il se déduit de cette deuxième phrase de l’article 22 ci-dessus la possibilité pour le juge, qui rejette le déclinatoire, de statuer au fond dès lors qu’il statue avant réception de l’arrêté de conflit.

    Certes le préfet conteste cette interprétation sur le fondement d’une récente jurisprudence du Tribunal des Conflits, par laquelle ce dernier a de façon prétorienne énoncé que « la juridiction qui rejette le déclinatoire ne peut statuer sur le litige avant l’expiration d’un délai de 15 jours laissé au préfet pour, s’il l’estime opportun, élever le conflit ».

    Mais le tribunal dit que cet arrêt n’était pas applicable au présent litige car, s’il devait attendre pour statuer, compte-tenu de la date et de la durée du Salon, il serait trop tard pour ordonner à SOGENA d’accorder un stand à IS et alors les demanderesses auraient été privées de leur droit à recours effectif découlant de la convention européenne des droits de l’homme.

    En conséquence le tribunal rejette la demande de sursis à statuer formulée par le préfet et par le Ministère Public.

  4. Sur l’avenant de renonciation à tout recours

    La SOGENA rappelle que IS a renoncé à deux reprises, dans le contrat puis dans son avenant, en s’engageant à « ne pas intenter d’action en justice contre l’Organisateur du Salon pour toute réclamation potentielle liée à des décisions externes prises par les Autorités … ».

    Mais le tribunal rappelle que l’article 1162 du code civil édicte que « le contrat ne peut déroger à l’ordre public ni par ses stipulations ni par son but, que ce dernier ait été ou non connu par toutes les parties » ; or il a été établi ci-dessus que « la décision prise par les Autorités publiques est manifestement illégale et contraire à l’ordre public » ; il s’en déduit que la renonciation stipulée dans l’avenant ne peut être opposée à IS. Les demandes de cette dernière sont donc recevables.

  5. Sur le trouble manifestement illicite

    Le tribunal rappelle qu’il a été établi ci-dessus que l’interdiction faite par les Autorités Publiques aux industriels israéliens de disposer d’un stand dans le Salon est constitutive d’une violation manifeste de la prohibition de toute mesure de discrimination fondée sur la nationalité ou l’origine. Il n’est pas contesté que tant la demande de signature de l’avenant, exclusivement adressée aux industriels israéliens, que le refus de fourniture d’un stand découle directement de l’interdiction administrative illicite.

    Le tribunal dit qu’il en résulte un trouble manifestement illicite qu’il appartient à la présente juridiction de faire cesser immédiatement et ordonne la suspension des mesures querellées.

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